Le sanglier, mythe sacré déchu

Le sanglier est de nos jours considéré comme nuisible. On lui reproche d’être en surnombre et de causer des dégâts considérables dans les cultures. Dans un passé lointain, il a pourtant été un animal sauvage admiré, emblématique et sacré. Quels sont les facteurs qui ont produit un tel changement de place dans l’inconscient collectif humain ? (Cet article se concentre sur ce qui a pu se passer en Europe).

Le sanglier, un être brave dans la mythologie celtique.

Dans les légendes celtes, le sanglier représente la force brute et destructrice. Il est présent dans plusieurs récits sous une forme monstrueuse. Le héros doit le combattre et en tire sa gloire. Mais la plupart du temps dans ces textes, le symbolisme du sanglier n’est pas mauvais. Il représente le courage et la témérité. L’image du sanglier incite l’esprit humain à confronter ses peurs, à relever les défis et à faire face aux circonstances difficiles.

En Écosse médiévale, le sanglier était un symbole guerrier arboré sur les casques et les cornes de guerre destiné à effrayer l’ennemi. Il était gravé également sur les épées et les boucliers pour invoquer sa force et sa protection pendant le combat. En effet, sa nature sauvage et sa puissance l’associent à l’esprit guerrier. Il représente la force primitive et l’héroïsme. Le sanglier était alors rarement consommé.

Enseigne guerrière gauloise, au musée de Soulac-sur-Mer

En Bretagne, le sanglier est assimilé au guerrier (konan) qui ne fuit pas quand on l’attaque, courageux et tenace. Les ducs de Bretagne étaient appelé « sangliers » durant leurs combat et tournois.

Le mode de vie des sangliers de type matriarcal fait que le sanglier est un animal liée à la déesse. C’est une figure maternelle sauvage et à la fois initiatrice et créatrice. Cette dimension féminine se manifeste dans les peignes et les miroirs gravés à son effigie. La laie génère la vie, tandis que le sanglier donne la mort. Les femelles vivent en groupe appelé harde ou compagnie. Comme dans les troupeaux d’éléphants ou d’orques, la femelle la plus âgée et expérimentée appelée “la laie meneuse” sert de guide pour les laies adultes et leurs marcassins, ainsi que les mâles juvéniles.

Arduinna chevauchant un sanglier

La déesse Arduinna a été assimilée à Diane, cependant, il s’agit d’une divinité celtique protectrice de la faune et la flore. Elle est représentée chevauchant un sanglier ou accompagnée d’un sanglier. Des traces de culte à Arduinna ont été identifiées dans les Ardennes. Elle est réputée protéger cette forêt.

Ce n’est pas seulement sa détermination et son courage qui ont fait du sanglier un animal symbolique, c’est aussi sa capacité à aller droit au but, pour charger ou pour s’échapper. Une harde de sangliers en fuite déploie une grande vitesse, file sans se laisser arrêter par les obstacles, même dangereux. Cette puissance de course est très impressionnante. Cette faculté d’aller droit au but inspirait les humains dans les différents domaines de la vie.

La chasse au sanglier avait autrefois une dimension sacrée. Elle s’accompagnait de cérémonies, et certains peuples ont construit des sanctuaires pour les célébrer.

Comme mythe primordial, le sanglier figure aussi l’autorité spirituelle, en raison de l’analogie entre la vie solitaire du sanglier mâle et la retraite solitaire du druide, de même entre la capacité du sanglier à déterrer la truffe ou se nourrir des fruits du chêne et les compétences du druide. C’est pourquoi, le sanglier est aussi un symbole sacerdotal. Il est l’image du savoir car il se nourrit du gland, fruit du chêne, arbre sacré des druides.

Image World History Encyclopedia

Les druides ont laissé peu de traces, car leur savoir était oral. On ne retrouve leur existence qu’en Gaule. Les écrits de Jules César les mentionnent au moment où ils sont en train de disparaître. Selon les linguistes, le mot druide voudrait dire « très savants ». On pense qu’ils sont apparus environ deux mille ans avant J-C. Ils s’agiraient de savants pluridisciplinaires, philosophes, scientifiques, mathématiciens, théologiens et astronomes. Ils auraient peu à peu constitué une caste dominante. Ils étaient considérés comme détenteurs du savoir et de la connaissance, des mystères de la cosmologie et gardiens de la religion (en relation avec « le monde d’en haut »). Ils étaient aussi guérisseurs et maîtrisaient les vertus des plantes médicinales. Certains d’entre-eux auraient pratiqué la chirurgie. Le druidisme fut interdit par le pouvoir romain bien que la plupart de ces prêtres accompagnèrent la romanisation pour préserver les intérêts de leur classe. Ils perdirent leur influence et s’éteignirent, sans laisser de traces tangibles.

Dans l’imaginaire forestier, suivre les sentiers tracés par le sanglier signifie qu’en allant à sa rencontre, on trouve sa propre nature sauvage et sa force. Symboliquement, chasser le sanglier, correspond à aller à sa rencontre. Il faut d’abord s’enfoncer dans la forêt, c’est une première épreuve en soi. Suivre le sentier du sanglier, c’est emprunter le chemin obscur qui mène au cœur de la forêt. Lorsqu’on rencontre le sanglier, lui faire face sans s’enfuir requiert du courage. En accomplissant cet exploit, on acquiert la bravoure de l’animal. Alors, on s’aperçoit que le sanglier a changé de nature. Il n’est plus le monstre terrifiant des légendes, il est un animal sauvage, un être de la forêt.

Quelques précisions sur la mythologie celtique

En ce qui concerne, la mythologie celte gauloise, les sources sont rares et contestables. En effet, elle a été transcrite par des auteurs latins qui l’ont romanisée (comparée à la mythologie romaine). Notamment, Jules César. Les vestiges archéologiques permettent de localiser des lieux de culte. Ils révèlent que Lug était un dieu central pour les Celtes, mais son culte n’est pas attesté dans les textes latins. Pourtant, ce nom est présent dans la toponymie gauloise : Lyon, Laon et Loudun proviennent du gaulois lug et lugus (forteresse), latinisés en Lugdunum. Cependant du 13e au 15e siècle, les clercs de la tradition orale en Irlande ont consigné les mythes et légendes celtiques de leur pays. Ce sont les sources les plus fidèles de la mythologie celtique. En effet, l’Irlande, protégée par son insularité, n’a pas été envahie, et sa mythologie est restée vierge de l’influence romaine. Certains dieux sont communs aux différents panthéons celtiques. Parmi eux, Lug, le dieu primordial et doué de tous les talents et pouvoirs.

La mythologie celtique bretonne subsiste de façon très réduite dans le folklore. Le christianisme et le nationalisme breton ont recomposé et réinventé cette culture. Les contes et les légendes bretons sont amplement christianisés. C’est en comparant la mythologie bretonne et irlandaise que l’on retrouve d’authentiques éléments celtiques, tels que le Tadig et l’Ankou, le reste appartient à un folklore christianisé.

Dans les différentes cultures celtiques ont peu néanmoins distinguer trois catégories :

  • La fonction sacerdotale liée au savoir, au sacré et à la religion,
  • La fonction guerrière chargée de la défense de la société qui forme une sorte d’aristocratie,
  • La fonction des producteurs, avec les agriculteurs, éleveurs, artisans et commerçants qui subviennent aux besoins de la société.

Le sanglier, dans la culture celte est symboliquement relié aux fonctions sacerdotale et guerrière.

Quand tout bascule

La romanisation qui absorbe et recompose la culture celtique, puis le christianisme qui tente de l’effacer vont entraîner la déchéance de ces mythes.

Dans la tradition chrétienne, la vision noble du sanglier disparaît. Le sanglier symbolise le démon, tout comme le porc, à cause de ses pieds fourchus. Assimilé au cochon, avide et lubrique, son impétuosité figure la passion dévastatrice, ou bien on l’évoque comme un animal nuisible qui ravage les champs, les vergers et les vignobles. On lui a attribué également, ainsi qu’au cochon, la notion de folie, notamment en harde. Un épisode de la Bible raconte que Jésus chassa l’esprit démoniaque d’un homme fou qu’il croisa sur son chemin dans un troupeau de cochons. Les cochons se jetèrent ensuite du haut d’une falaise dans le fleuve. Il se peut aussi que le christianisme ait condamné cet animal, justement parce qu’il avait une dimension sacrée dans les cultes païens.

Au moyen-âge cependant, une fusion du mythe païen dans le christianisme, fait naître en Bretagne, une parabole concernant la laie. Là où on rencontre une laie couchée avec ses petits, il faudrait bâtir une église. La laie allaitant ses petits représente la conversion à la foi chrétienne.

La bête noire

Surnommé « bête noire » par les chasseurs, le sanglier est aussi, de nos jours, la « bête noire » des agriculteurs et des habitants des campagnes. Avec son groin, il retourne la terre pour se nourrir des racines, des bulbes et des fruits forestiers, glands et châtaignes. Il peut aussi manger des vers, des limaces et des escargots, ainsi que des animaux morts. Il se nourrit encore des céréales, du maïs, des plantes herbacées, des champignons. Tout en remuant la terre, il la piétine. Son passage dans les champs cultivés provoquent des dégâts importants.

Image Portail de l’agriculture wallonne 2017

On déplore aussi sa prolifération. Elle est due à plusieurs phénomènes : l’agriculture intensive qui met à sa disposition de vastes champs ouverts (l’agriculture paysanne favorisait des champs réduits et fermés), des hivers plus doux, la disparition de ses prédateurs (loup, ours et lynx), l’élevage et l’hybridation avec le cochon (cochonglier) au profit de la chasse, et enfin l’agrainage (mise à disposition de grains pour les sangliers directement dans leur lieu de vie afin de les maintenir loin des cultures). On pense désormais que l’agrainage augmenterait leur capacité reproductrice et leur donnerait de l’appétence pour le maïs. L’abandon de ces pratiques et la mise en place de moyens pour empêcher l’accès aux cultures seraient plus efficaces que la chasse.

L’élevage et le lâcher du gibier dans le milieu naturel y compris les parcs de chasse font l’objet d’une autorisation de l’État. Des élevages illégaux de sangliers hybrides (cochongliers) entretenus par des chasseurs ont été cependant découverts. Dans certains cas, des animaux ont pu s’échapper des enclos en raison d’une surpopulation. Les sangliers sont également élevés pour leur viande. Cette consommation est faible en France. En outre, cette viande mal conservée ou mal cuite peut causer la trichinellose (ou trichinose), une zoonose parasitaire grave.

Les poils de sanglier sont réputés depuis longtemps pour leurs bienfaits sur les cheveux. Ce sont les poils de garde formant la crinière du dos qui servent à la fabrication des brosses. De nos jours, ils proviennent des élevages de sangliers en Asie. On ne connaît pas les conditions dans lesquelles ces animaux sont traités.

En France, le principal prédateur du sanglier était le loup gris qui s’attaquait aux adultes, juvéniles et marcassins. Il y avait également le lynx, l’ours brun, le renard roux et certains grands rapaces. Tous ces grands prédateurs sont en déclin ou ont disparu du fait de l’activité humaine, dont la chasse.

Qui est le sanglier ?

Le sanglier préfère la forêt, forêt de feuillus et forêt mixte. Il visite par occasion les champs et les prairies. Dans ces conditions, il ne crée pas de problème, à moins qu’on l’en chasse. Il retourne la terre et favorise son aération et sa fécondité. Mais de nos jours, il arpente les champs, traverse les routes et entre dans les villes. Le sanglier d’Europe est généraliste et opportuniste aussi bien en termes de régime alimentaire que d’habitat. Il a une grande capacité d’adaptation. Aussi, il peut occuper un environnement très varié.

Son mode d’alimentation fait de lui une espèce dite « ingénieure de l’écosystème », c’est à dire qu’il modifie son environnement, en particulier la structure et le processus du sol. On dit qu’il fouit, du verbe fouir, creuser et retourner le sol. Cette façon de se nourrir est bénéfique au sol, car elle l’aère et favorise l’activité organique. Par ailleurs, elle peut causer une réduction de la couverture végétale par amenuisement de la diversité des plantes, exceptées celles qui résistent.

Comme les animaux chassés, le sanglier est davantage actif à la tombée de la nuit, pendant la nuit et au lever du jour. Pendant la journée, il se repose et dort dans une « bauge », un abri au sec, protégé du vent dans des fourrés denses. Pour se débarrasser des parasites, il creuse des souilles (creux de boue) dans lesquelles il se roule ou il se frotte aux arbres. Il a été démontré que près des arbres où se frottent les sangliers, les plantes et les graines sont plus prolifiques. En effet, en se grattant contre les troncs, les sangliers contribuent à la dissémination des graines qui se collent sur leur fourrure pendant les bains de boue.

La harde se déplace en file indienne, la laie dominante ouvre la voie et dirige, les jeunes mâles ferment généralement la marche. La vue du sanglier n’est pas très bonne, elle est compensée par une ouïe très fine et un odorat très développé. Les sangliers mâles adultes sont solitaires. Ils s’émancipent progressivement et deviennent solitaires à partir d’environ vingt et un mois.

Le sanglier vit dans toute l’Europe. Il vit également en Amérique du Nord et du Sud (où il a été introduit), en Asie (en Inde notamment), en Australie (où il a été également introduit). Il habite aussi dans certains pays d’Afrique, ainsi que sur des îles. Dans certaines de ces îles, il pose de réels problèmes en tant qu’espèce exotique envahissante causant des dégâts et nuisances préoccupantes.

Considérant tous ces phénomènes, de nos jours est-il possible de considérer le sanglier autrement que comme « une bête noire » à éliminer ?

Un animal sauvage

D’abord, on ne peut restreindre le sanglier à cette vision d’un animal envahissant et destructeur. Il vit dans les forêts d’Europe depuis 700 000 ans, tel quel. Ses grandes facultés d’adaptation lui ont permis de s’acclimater sur tous les continents où l’humain l’a importé. En effet, son ancêtre est originaire d’Asie du sud-est, et il a été introduit dans les autres continents. C’est un animal sauvage (sauf dans certaines conditions) avec ses particularités et sa complexité. Il a une organisation sociale développée, basée sur le matriarcat. Les femelles entretiennent une relation longue entre mères et filles. Il a été prouvée que les femelles adultes et les mâles solitaires appliquent une coopération visant à trouver et accéder à la nourriture. Cette coopération alimentaire surpasse la compétition. C’est un animal qui peut manifester un comportement altruiste envers ses semblables et leur porter secours. Des cas ont été observés. Ils démontrent aussi que les sangliers ont la capacité de réaliser des tâches complexes et résoudre des problèmes. Tout comme le cochon, le sanglier n’est pas juste une bête brutale et limitée, mais il est doté d’une forme d’intelligence et de sensibilité.

Dans un monde où l’être humain élargit sans cesse son habitat, le sanglier entre en compétition forcée avec lui. En outre, les activités humaines ont modifié son comportement. Comme d’autres animaux sauvages, sa présence est devenue source de problème, parce qu’il empiète sur le territoire que l’être humain occupe et exploite. De ce point de vue, ce n’est pas seulement le sanglier qui est à mettre en cause, mais des intérêts humains qui le condamnent de plus en plus à une situation de nuisible.

Dans le regard de l’écrivain qui aime les animaux libres

Pour finir, voici un extrait du roman d’Henri Bosco, Le Sanglier. L’écrivain lui rend tout sa dimension sauvage et mythique, et souligne au passage sa sensibilité et sa présence rassurante. Nul doute qu’il en a déjà rencontré.

« L’étonnement me coupa le souffle. Devant moi, à vingt mètres, sur l’aire, il y avait une énorme bête. Et pourtant, là, il faisait plein jour. Je me frottai les yeux…

C’était un sanglier, mais un sanglier comme on n’en voit pas, une hure de cent quarante livres, rude, hérissée de ronces, et des épaules de bison…

– Fichtre !…

L’animal, tout en flairant le sol de son groin, se déplaçait à petits pas. Je toussai. Il releva la tête, me vit, et continua son manège. C’était une bête têtue. Les défenses pointaient, courtes, tranchantes : mais quoiqu’elles eussent un air brutal, leur menace ne comptait pas à côté de ce front construit pour des besoins d’obstination et de puissance. Sous le poil rêche, l’os frontal semblait contenir, à lui tout seul, la raison d’être de la bête. Et la bête, livrée à sa force, aux instincts de son sang, continuait, en reniflant, son inspection du sol.

Elle grognait, levait son mufle noir et humide pour prendre le vent, tantôt vers la plaine, le plus souvent vers le nord-ouest, du côté de la Gayolle. Quelquefois un souffle de colère gonflait ce groin souillé de terre rouge.

J’étais émerveillé. Je ne chasse pas. J’adore toutes les bêtes libres et devant celle-ci, trempée, encore de rosée, qui sentait le taillis, la lavande et le silex des hauts plateaux, dont les poils fumaient au soleil et qui, sur l’aire, flairait à petits coups de groin intelligents le sol, j’avais comme une poussée de bonheur animal.

C’était une bête matinale. Son échine, ses flancs vous rassuraient. Ses jambes, quoique courtes, semblaient pourtant agiles sous ce bloc de grands muscles ramassés.

Cette bête, c’était le choc, la chair qui fonce. Mais, bien plus que cette vision de ruée rude, elle vous offrait un plaisir moral. Elle vous plantait dans le cœur l’idée d’une fidélité au courage, la vocation de faire front. Elle se promenait ainsi au soleil, orgueilleuse de vie, comme un animal héraldique, le groin tendu contre la mort. […]

Le sanglier, après un bon quart d’heure de quête, prit finalement une piste et remonta, le nez collé sur les cailloux, vers le jas des Agneaux. »

Le sanglier, Henri Bosco, 1932.

Bibliographie