Cet article est extrait d’un mémoire de master 2 que j’ai rédigé en 2020 (tous droits réservés à son auteur). Il démontre comment certains auteurs contemporains remettent en cause le courant philosophique humaniste, et en particulier en quoi il a été très préjudiciable aux animaux. Romans et satires, essais, récits biographiques, quelque soit leur forme, les oeuvres abordées dans cet article dénoncent la disqualification de l’animal au profit de l’homme.
Défaite des maîtres et possesseurs
Le titre du roman de Vincent Message est une référence à un passage de la sixième partie du Discours de la Méthode de Descartes paru en 1637 :
« (…) connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maitres et possesseurs de la nature.«
L’animal automate
Selon les analyses qui ont pu être faites de cet essai, Descartes n’entendait pas le mot « maître » dans le sens celui qui domine, mais de celui qui détient le savoir. La connaissance allait de paire avec la pratique, la science étant le moyen de se libérer des entraves telles que la maladie ou la faim. Néanmoins, sa vision de l’animal machine a contribué à une perte de considération de la sensibilité des animaux. Descartes parmi d’autres philosophes humanistes a réfléchi sur l’animal pour penser l’homme (ce qui fait la spécificité de l’homme) et a ainsi thématisé l’anthropomorphisme. Pour lui, les animaux sont des machines qui n’ont pas d’âme immortelle, contrairement à l’homme. Aujourd’hui, les chercheurs pensent que ces textes reflètent chez lui une idée que les animaux n’ont aucune forme de pensée. Certains de ses disciples ont pu affirmer que les cris de l’animal qui souffre ne sont que les grincements d’une machine.
En effet, Descartes a affirmé que « les animaux sont de simples machines, des automates. Ils ne ressentent ni plaisir, ni douleur, ni quoi que ce soit d’autre. » Il s’inspirait de Saint-Augustin qui affirmait avant lui que la souffrance était le propre de l’homme. Cette pensée va ouvrir la voie de l’expérimentation animale. Élisabeth de Fontenay pointe cependant dans son ouvrage Le Silence des bêtes, la philosophie à l’épreuve de l’animalité, que si l’on peut attribuer le principe de l’animal machine à Descartes, les conséquences désastreuses de cette théorie sur la condition animale est également le fruit de ses disciples trop zélés qui en ont fait une doctrine. Elle confirme cependant que Descartes niait que les animaux ont une âme selon la logique suivante : l’âme est immortelle, donc si on accorde cette âme à une espèce animale, il faut la reconnaître à toutes les autres. Mais selon lui, étant donné que certains êtres vivants ne sont pas complets (par exemple les huîtres), on peut penser qu’aucun animal ne possède une âme. Il considère que seuls Dieu et l’être humain sont dotés d’une âme. Il établit une théorie mécaniste : les animaux ont des organes ; leurs mouvements procèdent du principe mécanique parce qu’ils ont un corps biologique. Ils bougent, mais ils n’ont pas d’âme :
« Ils est plus probable de considérer que se meuvent comme des machines les verres de terre, les moucherons et le reste des animaux que de leur donner une âme immortelle.«
Aimer les uns, manger les autres pour ne pas être mangés
Dans son roman Défaite des maîtres et possesseurs, Vincent Message prête à son personnage – Malo Clayes – une réflexion philosophique sur les méfaits d’une vision hiérarchisée des espèces. Tout d’abord, en parlant des êtres humains, il soulève la question de faire la différence entre les animaux domestiques et d’élevage :
« Pour la plupart, ils s’autorisaient à manger les espèces qui travaillent pour eux, mais pas celles qui leur tenaient compagnie.«
Son personnage narrateur (il s’exprime à la première personne) pense que cette dissonance entre aimer certains et manger les autres vient du besoin de l’homme à cliver les choses et à considérer que tout ce qui transgresse ce clivage est mauvais.
« C’est que les hommes n’aiment pas ce qui se mélange ; ce qui est hybride ; ce qui se tient entre deux… Penser pour eux – donc – c’est découper. Trier. Faire entre les choses et les êtres des catégories qui une fois refermées repoussent les nouveaux arrivants.«
Malo Clayes – l’être stellaire – poursuit son raisonnement : l’homme a posé des frontières entre lui et les autres vivants, tout en se plaçant au sommet de cet édifice, parce qu’il considérait que ses capacités sont uniques et supérieures. Malo pense qu’il y a une explication fondamentale à cela : l’homme a peur d’être mangé. Il fait en sorte de « n‘être dévoré par personne » en se plaçant au sommet de la chaîne alimentaire. Alors, peut-on se demander, pourquoi le peuple de Malo a-t-il choisi de faire comme les êtres humains en mangeant les autres espèces dont les êtres humains ? Ils ont imité les êtres humains : ils ont assuré leur primauté sur tous les autres espèces en les mangeant, répondant également à un plaisir gustatif. Ce personnage a fait le choix de ne pas manger de viande sauf en de rares occasions. Il a constaté que les activités de son peuple liées à la consommation de viande sont aussi aberrantes que lorsqu’elles étaient menées par les hommes. Elles conduisent à un épuisement de la terre, des ressources en eau et une pollution de l’air. Il pense que « manger » c’est :
« affirmer fort qui l’on est, et où on se situe dans l’ordre du vivant. Manger de tout, comme nous mettons souvent un point d’honneur à le faire, c’est se placer au sommet et regarder les autres d’en haut… Nous sommes ceux qui dévorent les hommes ; nous sommes, quoi qu’ils en aient, les nouveaux maîtres et possesseurs.«
Malo Clayes se rappelle qu’il a été pris dans ce système, où l’idée d’infériorité des autres espèces s’accompagne d’une indifférence à leur égard, surtout ceux qui sont destinés à la consommation. Il a changé son raisonnement, en particulier lorsqu’il s’est attaché à Iris son humaine de compagnie. À la fin du roman, ce personnage narrateur constate sa propre défaite et celle de son peuple. D’abord parce qu’il a participé à ce système de domination voué à l’échec, ensuite parce qu’il a trop tardé à mener le combat contre cette pensée générale. Il se critique sévèrement se reprochant : « j’ai gâché ma vie dans l’orgueil. » Il décide de prendre pleinement en charge ce combat plutôt que de le remettre à d’autres.
La domination de l’Homme
Dans son essai La plus belle histoire des animaux, Boris Cyrulnik, neuropsychiatre et pionnier de l’éthologie animale et de la biologie des comportements rappelle que la vision anthropocentriste du monde a été largement diffusée par la religion judéo-chrétienne, définissant l’homme à l’image d’un Dieu créateur qui lui a donné le pouvoir sur la nature. Cette définition est récente puisqu’elle est apparue au premier siècle de notre ère et s’est renforcée au Moyen-Âge. Il précise :
« C’est en effet sur ce concept judéo-chrétien que la férocité de nos ancêtres à l’égard des bêtes a grandi et que perdure notre actuelle indifférence à leurs souffrances.«
Cette vision centrée sur l’homme a nourri la conception de sa place supérieure par rapport aux animaux que l’on a considéré également comme dénués d’âmes. Saint-François d’Assise a pourtant tenté d’instaurer l’animal comme créature de Dieu, en vain.
Le roman Dieu Denis ou le divin poulet d’Alexis Legayet paru en 2019 imagine que Dieu revient sur terre pour effacer la croyance erronée consistant à exclure les animaux du monde de ses créatures. L’auteur s’amuse avec la théorie d’un homme supérieur parce qu’il serait à l’image de Dieu. Ainsi, Dieu revient sous la forme d’un poulet. Peter Singer consacre un chapitre à la « domination de l’homme » dans son essai Libération animale. Il explique entre autres que la religion chrétienne :
« introduisit dans le monde romain l’idée du caractère unique de l’espèce humaine, qu’elle avait hérité de la tradition juive, mais sur laquelle elle mettait encore plus d’insistance en raison de l’importance qu’elle accordait à l’âme humaine et à son immortalité. «
Il démontre aussi que Thomas d’Aquin dans sa somme théologique affirme qu’il est « licite » de tuer un animal pour nourrir un homme autant qu’il l’est d’utiliser les plantes pour son usage, et que « cela est en accord avec le commandement de Dieu lui-même. » Peter Singer souligne encore que l’intérêt de l’animal est uniquement pris en compte lorsqu’il n’entre pas en conflit avec celui de l’être humain.
Qui veut être le maître se perd
Cette domination de l’homme et sa capacité à détruire la richesse naturelle de son environnement est dénoncée par un nombre croissant de romanciers avec un style et des procédés propres à chacun. Ainsi, Sylvain Tesson dans son récit de voyage autobiographique La Panthère des neiges exprime cette pensée avec une âpreté qui rappelle celle de Camille Brunel (La Guérilla des animaux), Vincent Message (Défaite des maîtres et possesseurs), Frédéric Paulin (La Peste soit des mangeurs de viande) ou encore Sylvie Germain (À la table des hommes) entre autres.
« La lumière auréolait les encolures (des antilopes), je ne chassai pas cette idée : l’une des traces du passage de l’homme sur la Terre aura été sa capacité à faire place nette. L’être humain avait résolu la question philosophique de la définition de sa nature propre : il était un nettoyeur.«
Le regard porté sur l’homme et son action est sévère :
« Faiblement adaptés, spécialisés en rien, nous avions notre cortex pour arme fatale. Elle nous autorisait tout. Nous pouvions faire plier le monde à notre intelligence et vivre dans le milieu naturel de notre choix. Notre raison palliait notre débilité.«
Sylvain Tesson regrette que cette raison a conduit l’homme à organiser ce nettoyage de la Terre qui implique la disparition des animaux sauvages. Son regard est impitoyable :
« Définition de l’homme : créature la plus prospère de l’histoire du vivant. En tant qu’espèce, rien ne le menace : il défriche tout, bâtit, se répand. Après s’être étendu, il s’entasse (…) Dans ses tours, l’homme du 21ème siècle habite le monde en copropriétaire. Il a remporté la partie, songe à son avenir, lorgne sur la prochaine planète pour absorber le trop plein. Bientôt, les espaces infinis deviendront sa vidange.«
Il ajoute que l’ordre de Dieu dans la Génèse « Soyez féconds, multipliez, remplissez la Terre et l’assujettissez » est accompli, et que la Terre est bel et bien « assujettie« . Cependant, selon lui, la partie qui se joue n’est pas équitable. L’argument final – et sans doute renferme-t-il un espoir – est que peut-être cet ordre pouvait s’inverser ou être en train de s’inverser ?
« Tout n’avait pas été créé pour le regard de l’homme. l’infiniment petit échappait à notre raison, l’infiniment grand à notre voracité, les bêtes sauvages à notre observation. Les animaux régnaient et, comme le cardinal de Richelieu espionnant son peuple, ils nous surveillaient. Je les savais en vie circulant dans le labyrinthe. Et cette bonne nouvelle était ma jouvence !« .
À la table des hommes
Dans le roman À la table des hommes de Sylvie Germain, le personnage principal est Abel (un être hybride entre un cochon et un homme) qui ne croit pas à la supériorité des êtres humains ni à leur place centrale. Abel lit et écoute les discours sur Dieu et sa toute-puissante. Il y perçoit souvent une effluve d’anthropomorphisme qui le rend méfiant :
« L’homme ne cesse de se mettre au centre – de la Terre, du monde, de tout, même de Dieu. Il lui a d’ailleurs semblé que dans la plupart des religions, la place accordée à la nature et aux éléments était nulle, ou alors si réduite, et celle concédée aux animaux infime, sinon déplorable. Ces derniers ont pourtant précédé l’homme sur Terre, et des liens de filiations, tous lointains et distendus soient-ils, les relient. Tous sont des vivants.«
Pour sa part, Abel ne se sent au centre de rien. Il se compare au système planétaire dans lequel tout bouge. Il sent ce mouvement perpétuel dans son propre corps. Pour lui, le centre est partout et « tout est échange », « Révolution perpétuelle ». Cette conception du monde rappelle le principe bouddhiste selon lequel tout est phénomène donc en constant changement et que l’immuabilité hormis l’état de bouddha est une conception illusoire.
Crime contre l’animalité
Clovis, un ami proche d’Abel, rédige un article très sévère pour une revue intitulée Insoumission sur le comportement de l’être humain concernant les activités telles que l’exploitation animale :
« Mais cette mise est mise à mal par ceux-là même qui veulent se l’accaparer en être les maitres exclusifs. Un mise à mal en crescendo, avec des pics d’affolement, comme pendant les années de la vache dite folle et des moutons et des chèvres pris de tremblante : des ruminants alors exécutés par dizaine de millions pour avoir été gavés de farines carnées produites à partir de chairs, d’abats, d’os et de sang, récupérés dans les abattoirs, et aussi de placenta humains. Des herbivores changés traitreusement en carnivores se nourrissant les uns des autres avant d’être à leur tour réduits en partie en farines pour alimenter ceux de leur espèce, et tous finissant dans l’estomac des humains. Un cercle fou, bêtes et hommes, des cannibales.«
Cet article – intitulé Crime contre l’animalité – dénonce la perversité de l’exploitation animale :
« Comme si nous étions carnivores par nécessité, gloutons par compulsion céleste, empoisonneurs et tortionnaires de bêtes paisibles par obéissance, forcée à l’influence planétaire, égorgeurs de ruminants par légitime défense, jamais portés au mal que contraints et forcés par la violence des dieux ! Admirable subterfuge que l’homme putassier : mettre ses crimes à la charge de ses victimes !«
Clovis a raconté à Abel la perversité des procès intentés aux animaux qui ont fait subir des dommages aux hommes et reproche aux juges d’avoir ignoré le traité d’éthique – Scito te ipsum – d’Abelard : « ce n’est pas l’acte commis qui fonde la culpabilité, mais l’esprit dans lequel il est accompli« . Selon lui, on ne peut pas imputer une volonté coupable aux animaux, car ils n’ont pas l’intention de faire le mal.
Règne animal
Le personnage principal de la première partie du roman Règne animal de Jean-Baptiste Del Amo s’appelle Éléonore. Enfant, elle est déjà très sollicitée dans le travail de la ferme familiale et en particulier dans le soin des animaux. Une nuit, elle rêve de la chute d’un troupeau de cochons dans la mer depuis une falaise. Ce rêve pourrait être inspiré par l’épisode de l’Évangile selon Marc (5, 1-20) : un homme possédé par un mauvais esprit est devenu fou furieux. Il demande de l’aide à Jésus. Celui-ci ordonne au démon de migrer dans un troupeau de cochons à proximité. Ceux-ci se jettent à l’eau et se noient. Le troupeau appartient à des païens qui vivent dans les environs. L’homme guérit. L’exégèse de cet épisode aboutit à plusieurs interprétations : d’une part, il illustre la force d’une prière sincère. Il n’y a pas d’esprit maléfique, cet homme est atteint d’un trouble psychique. La foi peut guérir aussi les maladies mentales. D’autre part, ce troupeau appartient à des païens et cet évènement met en évidence leur croyance erronée. Par ailleurs, l’interprétation politique de cette fable explique que l’homme possédé représente Israël occupé par les romains, la 10ème légion dont l’un des emblèmes est un cochon. Le troupeau de cochons qui tombent à l’eau symbolise le refoulement des envahisseurs.
L’animal sacrificiel
Quelque soit la référence, le rêve d’Éléonore traduit une chute, la fin d’une emprise malfaisante au travers du démon qui a migré dans les cochons. Mais cet épisode relève simultanément d’une autre croyance : celle que le christianisme a introduit dans le monde romain ; l’idée du « caractère sacré de toute vie humaine ». Avec cette vision religieuse, seul l’être humain est destiné à une vie après la mort, donc il est seul digne d’être sauvé. Dans cet épisode, Jésus ne montre pas de compassion envers les animaux et il condamne un troupeau entier pour sauver un seul être humain. Comme le démontre Peter Singer, la religion chrétienne ignore la souffrance animale, car l’animal est secondaire. Il est là pour servir l’être humain. À propos de ce passage du nouveau testament, Élisabeth de Fontenay ajoute :
« Des animaux, on en a plus besoin (…) maintenant qu’est advenu « l’agneau qui enlève le péché du monde ». Ils sont devenus des choses dont nous les omnipotents, prédateurs occidentaux chrétiens nous deviendrons par la suite comme ’maitres et possesseurs’ « .
L’agneau comme archétype sacrificiel répond au principe qu’une victime paie pour tous. La philosophe discerne elle aussi dans cette parabole qu’il faut tout un troupeau de cochons pour contenir les démons d’un seul homme, signe que l’animal a une moins grande valeur et capacité que l’être humain. Il ne s’agit plus d’un rapport où une âme vaut pour une autre âme. Les animaux sont considérés comme dépourvus d’âme (ou tout au plus pourvu d’une âme inférieure) et leur souffrance n’a plus de signification.
Un modèle idéal pour la vivisection
L’expérimentation animale est basée sur ce principe dominateur. Ainsi dans son roman Docteur Rat, William Kotzwinkle met en scène un rat de laboratoire devenu fou dans les labyrinthes. Ce rat rend un culte sans bornes aux savants qui pratiquent l’expérimentation animale. Pour lui, Claude Bernard est un dieu. Il prétend avoir reçu « l’Oscar Claude Bernard d’Expérimentation » l’année où il a perdu la raison. Tandis que les autres animaux du laboratoire se révoltent, il continue à défendre la cause des savants. William Kotzwinkle utilise le procédé de la satire au travers de son personnage qui soutient la cause de l’expérimentation animale et son bien fondé en dépit de l’extrême cruauté de ses pratiques. Claude Bernard se base sur la méthode hypothético-déductive, un échange permanent entre l’observation et l’idée, et fonde sa méthode sur la tradition cartésienne « des machines vivantes », ainsi que sur le matérialisme. Il considère que dans les corps vivants tout phénomène est régi par une ou plusieurs loi(s) immuables qui font que les mêmes causes entraînent dans les mêmes conditions ou circonstances, les mêmes effets. De là, il adopte le postulat que l’animal est un « modèle adéquat » pour étudier l’homme. À cela, s’ajoute la vision matérialiste :
« Il serait bien étrange, en effet qu’on reconnaisse que l’homme a le droit de se servir des animaux pour tout les usages de la vie, pour ses services domestiques, pour son alimentation, et qu’on lui défendit de s’en servir pour s’instruire dans une des sciences les plus utiles à l’humanité« .
Il conçoit d’appliquer la vivisection à l’animal : « Il faut disséquer sur le vif« , mais nullement à l’homme, considérant qu’il faut respecter « les lois de la morales et de l’éthique« . Là encore, l’animal est considéré comme un être légitimement aliénable. De nos jours, bien que des droits ont été élaborés en faveur des animaux de laboratoire exclusivement en termes de normes de confort, d’autorisation à expérimenter, surtout pour les vertébrés, l’influence de Claude Bernard et de ses héritiers est encore très présente dans la recherche biologique. En outre, il a été démontré que les nouveaux droits ne sont pas rigoureusement appliqués.
Selon le bouddhisme, la conscience se manifeste par une capacité à agir, une énergie en action, qu’on la perçoive ou non en nous-même. Tout ce qui vit est animé par une conscience : il ne peut y avoir de forme de vie sans perception, sans conception, sans acte de volonté et sans conscience. De ce point de vue, nous pouvons donc penser que la conscience existe chez les animaux, mais elle est différente de la nôtre. En refusant de considérer la conscience animale, n’est-ce pas nous qui faisons preuve d’ignorance ?
La peste soit des mangeurs de viande
Le personnage militant animaliste du roman policier La Peste soit des mangeurs de viande de Frédéric Paulin s’appelle Damien Ganz. Il ne remet pas en question l’humanisme, mais il se présente comme un antispéciste, tout comme Isaac Oberman. Tout en dialoguant avec Gwenaëlle, sa petite amie, il apporte des explications, des arguments variés et chiffrés.
« Un antispéciste reconnaît que les animaux ont des droits, au même titre que les hommes. »
Cette affirmation fait rire la jeune femme qui rétorque qu’il y a des choses plus graves. Damien Ganz poursuit :
« Les gens font toujours ça quand on leur dit que les animaux ont des droits. »
Il n’est pas affecté et il ajoute :
« Rien qu’aux États-Unis, chaque année, il y a 100 millions de porcs, de boeufs et de moutons qui subissent une lente agonie dans les élevages industriels et dans les abattoirs. Je ne te parle même pas des poulets. 25 millions de non humains – donc d’animaux – servent de cobayes dans les laboratoires. Imagine si on forçait ne serait-ce que quelques dizaines d’êtres humains à subir ça, le bordel que ça ferait à la une des journaux. On parlerait d’expériences nazies.«
Il fait remarque à son amie que les gens sont contre « le racisme, le travail des enfants, les guerres, la famine« , mais n’ont pas conscience de la souffrance animale. Or, mettre fin à cette souffrance n’est pas difficile selon lui. Gwenaëlle lui oppose l’idée de nature, le fait que les animaux se mangent entre-eux. Il ne vacille pas dans son argumentation. Il compare l’homme au loup en faisant remarquer que s’il arrive aux loups de s’affronter, ils ne s’entretuent pas alors que l’homme, « non content d’avoir gagné, tuerait le perdant« . Il évoque tour à tour la sociabilité des loups, des cochons, puis la méconnaissance que les humains ont du comportement des animaux, la souffrance de la vache à qui on a retiré son veau, enfin la façon dont les vaches sont tuées selon le rite hallal. Gwenaëlle ne rit plus et ne pense plus qu’il est fou, mais qu’il est animé par une idée forte dont l’heure est venue.
L’argumentaire de Damien Ganz reprend point par point l’ordre adopté par Peter Singer dans le chapitre consacré à l’antispécisme dans sont essai La Libération animale. Cet ouvrage est considéré comme fondateur dans le courant antispéciste.
La guérilla des animaux
Vers la fin du roman La Guérilla des animaux de Camille Brunel, le personnage central Isaac Oberman vit sur l’île de la Cité à Paris près du mémorial de la Shoah. Alors qu’il était encore militant, Isaac fait parfois référence à la Shoah, sans explicitement faire le rapprochement avec l’extermination des animaux. Son prénom et son nom pourrait faire penser qu’il a des origines juives, mais cela n’est jamais confirmé dans le roman.
Un éternel génocide
Ces indices font penser au roman Un éternel Tréblinka de Charles Paterson publié en 2002 qui ose la comparaison entre le génocide juif et l’oppression des animaux, soutenant la thèse que cette oppression sert de modèle à tout autre forme d’asservissement. « La bestialisation » de l’opprimé est une étape dans la mise en oeuvre de son extermination. Il explique ainsi que ce modèle a façonné le travail à la chaîne, le fordisme et l’organisation des camps de travail et d’extermination nazis. Ces systèmes ont en commun un mécanisme écrasant qui inhibe gravement les victimes et banalise l’oppression et le meurtre de masse. Dans cet ouvrage, Charles Paterson cite l’écrivain yiddish Isaac Bashevis Singer qui selon lui a été « une des voix les plus puissantes à s’élever en faveur des animaux au 20e siècle« . Remarquons que le prénom Isaac aurait pu être inspiré par cet auteur.
Tout nommer : Une technique de combat
Isaac Oberman alerte l’opinion publique sur l’extinction progressive des animaux tandis que l’humanité croît. Selon lui, l’humanisme ne convient plus et il faut y mettre un terme absolu car ce courant de pensée menace ce qui n’est pas humain. Il est essentiel de comprendre les animaux, de prendre en compte leur complexité et de les protéger au nom du droit. Son premier argument est que vouloir nommer tout ce qui existe est réducteur et préjudiciable :
« Plus un écosystème est complexe, plus il est solide : en cherchant à comprendre le monde, nous l’avons fragilisé. En cherchant à le maîtriser, nous l’avons émoussé. Pour ma part, je n’ai jamais eu la moindre envie d’aboutir à un monde où il est possible de nommer tous les animaux. La diversité du vivant doit excéder le langage. La zoologie qui nomme tout, se contente de comprendre les animaux de l’extérieur : elle réunit les indices et tâche de ne pas se tromper. Il faut comprendre les animaux de l’intérieur.«
Ce discours rappelle celui de Malo Clayes, le personnage principal du roman Défaite des maîtres et possesseurs de Vincent Message. Malo, l’être venu d’ailleurs, parle et se moque du besoin qu’ont les humains de nommer les choses pour se les approprier. Pour les êtres stellaires comme lui, ce comportement paraît excessif et il pense que ces baptêmes à tout va :
« participent d’une urgence de mettre leur marque et de revendiquer, qu’ils sont une lutte contre l’inconnu dans ce qu’il a d’immaîtrisable, qu’ils leur donnent les moyens de s’emparer de territoires même si en fait ils appartiennent à d’autres ou à personne, qu’ils leur permettent en dernier ressort de se tenir à distance et prétendument en surplomb de tout réel qu’ils nomment – les noms tombant de leurs bouches pour se déposer sur les choses et peu à peur s’y accoler. Donner des noms n’étaient pas seulement l’un de leurs arts, mais l’une de leur technique de combat, et la plus éprouvée peut-être, celle qui souvent leur avait assuré la victoire.«
Ces personnages issus de deux romans différents déplorent le caractère superficiel et préjudiciable de cette volonté de tout nommer.
L’illusion de l’humanisme
Isaac Oberman se présente comme antihumaniste. Il affirme que « Les idéaux de Montaigne ne nous vont plus » dans un monde de 8 milliards d’individus qui ne sont plus de la même espèces que ceux de la Renaissance.
« Nous ne mangeons plus la même chose, nous vivons plus longtemps, nous ne voyons plus pareil. La lumière a changé. Nos armes et notre intelligence aussi. »
Il compare ces idéaux à des vêtements usés. Isaac Oberman dénonce ouvertement l’anthropocentrisme et le tient pour responsable de l’attitude de l’homme à l’égard de l’animal :
« Pendant des millénaires, nous avons cru, scientifiques compris, que la Terre était le centre de l’univers. Puis nous avons compris. Et pendant des millénaires nous avons cru, scientifiquement cru, que l’Homme était au centre de la Création. que les animaux , négligeables satellites, batifolaient autour – dans l’air, dans l’eau, sous terre. Et nous allons comprendre.«
À propos de la revendication de son héros : « mon animalisme est un antihumanisme« , Camille Brunel répond qu’il assume cette assertion. Selon lui, l’humanisme n’est pas un idéal égalitariste et a favorisé le spécisme. Il ne s’agit pas de libérer tous les animaux, d’ailleurs les animaux domestiques et d’élevage ne pourraient pas survivre seuls, il s’agit de ne plus les considérer comme une espèce mais comme des individus et de prendre en compte leur sensibilité individuelle à la souffrance. Il se réfère à l’ouvrage Zoopolis qui préconise une intégration des animaux dans la société humaine en fonction de leur statut (animal domestique, liminaire ou sauvage). Le critère pour faire valoir les droits des animaux n’est pas la capacité cognitive mais la sensibilité. C’est ce que montre les chapitres dont le narrateur est un éléphant ou un requin. Camille Brunel précise qu’il s’est aidé de la lecture d’études scientifiques pour écrire son roman. Il prend le parti du zoomorphisme à propos des chapitres écrits du point de vue de l’animal :
« Cela implique évidemment de se décentrer, de penser à partir d’autres organes différents des nôtres, et de montrer que la perception du monde, quand elle dépend d’organes différents des nôtres, n’est pas spécialement appauvrie ou négligeable. Doser l’anthropomorphisme est fondamental, et c’est la clé du discours antispéciste ; peut-être bien de la littérature antispéciste aussi, si elle finit pas exister un jour (j’espère bien). »
Ainsi, ces auteurs illustrent par l’intermédiaire de leurs personnages et de leurs discours, de leur histoire, que la croyance selon laquelle l’Homme est supérieur aux autres vivants et au centre de l’univers a justifié l’asservissement, l’exploitation et la destruction des autres espèces. L’Homme et sa volonté de tout nommer et catégoriser pour mieux assoir sa domination a cependant créé les causes de sa propre chute. Désormais, le fait que les animaux sont des êtres sensibles est accepté. Comme je posais la question dans mon précédent article : comment pouvons-nous être certains qu’ils n’ont pas une forme de connaissance et de sagesse, mais également une forme de conscience ? N’assurent-ils pas à leur façon l’équilibre de notre monde autrement qu’en servant à notre alimentation et à nos loisirs ?
À Tiroux, le beau, le sauvage, RIP.
Bibliographie :
Défaite des maîtres et possesseurs, Vincent Message, Points, 2017
La peste soit des mangeurs de viande, Frédéric Paulin, Manufacture de livres, 2017.
La Guérilla des animaux, Camille Brunel, Alma Éditions, 2018.
À la table des hommes, Sylvie Germain, Albin Michel, 2016.
La Panthère des neiges, Sylvain Tesson, Gallimard, 2019.
Règne animal, Jean-Baptiste Del Amo, Gallimard, 2019.
Dieu Denis ou le Divin poulet, Alexis Legayet, Éditions François Bourin, 2019.
Docteur Rat, William Kotzwinkel, Éditions Cambourakis, 2017.
Zoopolis, Une théorie politique des droits des animaux, Sue Donaldson et Will Kymlicka, Alma éditeur, 2016.
Un éternel Tréblinka, Charles Patterson, éditions Calmann, 2008 (première édition par Lantern Books, New-York, 2002).
La plus belle histoire des animaux, Boris Cyrulnik, Jean-Pierre Digard, Pascal Pick et Karine-Lou Matignon, éditions du Seuil, 2000.
La libération animale, 1975, Peter Singer, éditions Payot & Rivages, 2012.
Le Silence des bêtes, La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Élisabeth de Fontenay, Éditions Fayard, 1998.