Pythagore, Plutarque, Théophraste, Empédocle… Philosophes grecs et végétariens.
« Voilà que tu t’interroges sur la raison pour laquelle Pythagore s’abstenait de manger de la chair. » C’est le point de départ de la réflexion de Plutarque sur le sujet consommer de la viande. Il a préparé un discours sur ce thème, et ses notes ont été rassemblées en un texte, publié de nos jours sous ce titre.

Plutarque remarque tout d’abord que les êtres humains qualifient les animaux de sauvages, alors qu’eux-mêmes tuent et versent le sang non par nécessité, mais pour leur plaisir. Il ajoute que les animaux qu’ils mangent sont dociles, dépourvus des attributs des fauves. Plutôt que de célébrer la fécondité de la terre, la culture des plantes et des fruits favorables à leur santé, ils se concentrent sur les animaux qu’ils accusent de causer du tort, d’être une menace pour eux.
Plutarque est né vers 46 en Béotie et mort vers 125. Philosophe, biographe, moraliste, polygraphe et penseur majeur de la Rome antique, Grec d’origine, il est considéré comme un platoniste éclectique. Il critique dans certaines de ses Œuvres morales les courants stoïcien et épicurien.
Cet article se base sur l’ouvrage Manger de la chair, aux éditions Presse universitaire de France, paru en 2024, traduit et présenté par Jean François Pradeau, et d’autres sources d’information.
Est-il nécessaire de manger de la viande ?
Plutarque se demande comment l’être humain a pu en arriver à mettre sur sa table des animaux morts, la gorge tranchée, la peau écorchée et les membres coupés. Comment il a pu procéder à cette préparation de l’animal sans être incommodé et dégoûté. Il pense qu’il faut s’interroger sur cette personne-là plutôt que sur celle qui veut mettre un terme à ce carnage.
L’être humain a mangé de la chair animale à une époque où il était confronté au manque de nourriture, quand il avait faim la plupart du temps, et qu’il n’avait pas la possibilité de cultiver. Mais, dans la mesure où ce n’est plus le cas aujourd’hui (au moment où il parle), Plutarque se demande quelle rage le porte à commettre ce carnage, alors qu’il peut tirer cette nourriture de la terre. Pour satisfaire son plaisir, l’être humain prive ces animaux de leur droit de profiter de leur temps de vie, puisqu’en naissant ils ont ce droit, comme tout être vivant.
Plutarque est choqué par les tables des riches qui emploient des bouchers et des cuisiniers pour préparer les cadavres d’animaux pour leur consommation. Et choqué aussi par les morceaux de ces cadavres qui restent après le repas, plus encore qu’il n’y a d’animaux entiers. Il critique ceux qui refusent de couper et de manger ces animaux, mais ne s’opposent pas à cette tuerie.
Pourquoi l’être humain mange-t-il de la viande ?
Selon Plutarque ce carnage est sans nécessité, et cette cruauté envers les animaux est une faute morale. L’être humain n’a pas la constitution physique pour manger de la viande, comme les carnassiers. En outre, la plupart du temps, il ne tue pas l’animal lui-même et ne le mange pas cru. Il fait cuire la viande et l’accompagne de sauce et de condiments. Serait-ce par besoin de se cacher la provenance de cet aliment, d’en accepter le goût et la texture, et la mangerait-il telle qu’elle sans dégoût ? L’être humain a fait de la viande une garniture, qu’il accompagne d’autres garnitures. Si bien que la viande qu’il mange est presque pourrie par ces traitements.
Plutarque affirme à plusieurs reprises que l’être humain n’est pas constitué pour manger de la viande. C’est un argument médical et sanitaire. Il ne pense pas comme les stoïciens que l’être humain est naturellement porté à manger ce qui lui convient. Au contraire, il est enclin à manger de tout, y compris ce qui est contraire à sa santé.
Diogène se vantait de manger la chair crue selon le principe de ne pas transformer les aliments par le feu. À cela, Plutarque répond qu’il aurait aussi bien pu se contenter de végétaux.
La viande n’est pas seulement lourde à digérer, elle alourdit aussi l’âme. Par la saturation qu’elle apporte, et parce qu’elle est un aliment inapproprié à la nature humaine. Cette consommation crée un manque de clarté, elle est un obstacle à la vigueur et la subtilité spirituelles. Manger de la viande est irrationnel, déréglé et violent. Plutarque ne fait pas de différence entre celui qui consomme la chair d’un animal, et celui qui le tue. (NDL : Il fait cependant une exception, comme Platon, pour les athlètes. De nos jours, beaucoup d’athlètes de haut niveau sont vegan).
Que désigne-t-on par être vivant en philosophie ?
Les êtres vivants sont caractérisés par le mouvement, la capacité d’exprimer et de sentir. Selon Plutarque et les philosophes classiques (comme Platon) les êtres vivants ont également en commun d’avoir une âme. La chair correspond au corps, elle est distincte de l’âme. Dans la tradition philosophique, la chair est le siège des émotions et des passions, et ainsi de la vie sensible qui se manifeste dans l’être vivant. Lorsqu’on détruit le corps, on détruit cette vie sensible. Tous les animaux sont doués de sensibilité, et pour la plupart, de raison. Les végétaux sont considérés comme des vivants animés par l’âme terrestre. (Ils feraient ainsi partie d’une même entité, alors que les animaux sont des êtres distincts les uns des autres).
Dans le discours de Plutarque, ce terme, la chair, a une signification morale : elle est ce qui contient l’âme. Manger de la viande correspond à une souillure, dans le sens où l’on commet un acte impure en transgressant le sacré, ici la vie sensible. Tuer et verser le sang équivaut à une violence envers les dieux. C’est un état pathologique de l’être humain. La consommation de viande correspond au pire état de l’humanité. Plutarque demande encore pourquoi tuer un être uniquement pour le plaisir serait moins grave si cet animal est dénué de raison ?
Qu’est-ce que l’appétit pour la viande ?
Plutarque le désigne par carnage, gloutonnerie, excès dans la cruauté. D’abord, il dénonce le fait de manger en excès, comme Platon condamnait l’avidité, parce qu’elle conduit à agir avec déshonneur, sans scrupule, et à se gorger. Les excès ont des effets déplorables. Ils résultent de l’absence de maîtrise de soi. De plus, manger de la viande obscurcit l’âme et la fait errer. Lorsqu’on tue un animal pour le consommer, c’est souvent avec violence et torture. Plutarque décrit des scènes d’intense cruauté infligée aux cochons avant qu’ils meurent ou aux truies parturientes dans le but d’attendrir la chair, pour que certaines parties du corps s’enflamment ou pour que le lait se mêle à la viande. Ainsi, manger de la viande est un dérèglement transformé en plaisir, non par nécessité ou besoin, mais par voracité. Parce que cet appétit pour la viande dépasse ce qui est naturel et nécessaire, il génère la cruauté.

Que peut-on faire ?
À cette habitude alimentaire, Plutarque oppose deux principes éthiques : la douceur et l’humanité. Dans cette éthique l’être humain trouve sa perfection. Chez Plutarque, la douceur est partout, elle commande tout, elle est un idéal de vie. Dans toute la tradition philosophique, elle est la bienveillance naturelle qui s’étend à toute l’humanité (chez Socrate et Platon). Il convient de la cultiver. Cette bienveillance concerne tous les êtres humains, mais elle s’étend à l’ensemble des vivants. Elle fonde l’argumentation de Plutarque. Cette vision anthropologique considère qu’être pleinement humain implique de ne pas tuer les autres êtres vivants. « La douceur » est une manifestation de cette vertu. La douceur est dans la sensibilité des actes et des relations avec les autres, dans les échanges et même les débats. Elle se démarque de la polémique et de l’autorité. En politique, elle se traduit par le souci des autres avant ses propres intérêts. Dans l’éducation, elle préfère la persuasion à la contrainte et la violence. Plutarque reprend l’enseignement platonicien. La bienveillance est l’expression d’une âme apaisée. Pour cela, il faudrait d’abord être en paix avec soi-même. Quand nous comprenons que nous sommes déréglés et malheureux, nous pouvons devenir plus doux avec nous-mêmes.

Sur ce thème de la bienveillance envers tous les êtres, Plutarque s’inspire probablement de Théophraste, philosophe grec auteur de « Sur la piété ». Théophraste écrit que l’être humain croit avoir le droit d’éliminer tout ce qui peut lui nuire, donc aussi les animaux qui lui paraissent malfaisants. Il souligne qu’il est encore plus injuste d’éliminer ceux qui ne le sont pas. Plutarque affirme que les animaux peuvent raisonner, sentir et ressentir, et il réfute la théorie d’Aristote son maître qui nie leur sensibilité.
NDL : Sur ce sujet de la douceur, la philosophe Anne Dufourmantelle a écrit un ouvrage remarquable, Puissance de la douceur, editions Rivages, 2022.
N’y a-t-il pas une obligation de justice envers les animaux ?
Plutarque écrit que la consommation de viande relève d’une folie du carnage. Nous, êtres humains dotés d’une âme, de sens et d’imagination, nous devrions considérer que chaque être vivant a reçu de la nature des sens et une âme. Si nous mangeons de la viande, pourquoi ne mangeons-nous pas aussi nos parents après leur mort ? Il fait référence ici aux pratiques des Issédones, peuple d’Asie centrale. Hérodote les décrit comme andocannibales (qui mangent les individus de son propre groupe social), mais rien n’atteste cette pratique. Leur territoire exact n’est pas connu non plus, ce pourrait être la Sibérie ou le Turkestan.
L’être humain commença par manger les animaux sauvages, les oiseaux et les poissons, puis les animaux qu’il a domestiqués, cédant progressivement à un appétit insatiable. Plutarque compare cela à la guerre. Nous ne pouvons plus recevoir un hôte ou nous réunir avec nos amis et notre famille, sans verser le sang et nous livrer au carnage. Enfin il s’interroge sur le fait que nous puissions avoir une obligation de justice envers les animaux. Il propose d’examiner ce principe de façon approfondie, en faisant appel à notre humanité.
Quand on croit à la réincarnation, pourquoi continuer à manger de la viande ?
Plutarque évoque la transmigration de l’âme (métempsychose). Dans tout animal, peut se trouver l’âme d’un être humain qui a été notre parent. Ce devrait être une raison de s’abstenir de manger de la viande animale, car on ne peut savoir qui s’est réincarné dans ce corps. (NDL, pourtant dans les religions qui enseignent cette théorie, les adeptes mangent de la viande). Au-delà de cet aspect, la bienveillance prônée par ces religions ne semble s’appliquer qu’à l’être humain.
S’entre-dévorer ?

« L’école de Pythagore et d’Empédocle d’Agrigente [NDL : dont s’inspire aussi Plutarque] et le reste des Italiens enseignent que nous sommes apparentés non seulement entre nous et aux dieux, mais aussi aux animaux privés de raison ; qu’en effet unique est le souffle qui parcourt tout l’univers à la manière d’une âme et qui nous unit à ces êtres. C’est pourquoi, en les tuant, en les mangeant, nous commettons une injustice et une impiété, car nous détruisons des congénères. En conséquence de quoi, ces philosophes ont conseillé de s’abstenir de ce qui a vie et ils ont imputé une impiété aux hommes qui rougissent de carnage chaud l’autel des Bienheureux. Empédocle dit quelque part : « Cessez donc ce massacre aux clameurs funestes. Ne voyez-vous pas que vous vous entre-dévorez dans l’inconscience de votre esprit ? »
Contre Les Dogmatiques, IX, 127, de Sextus Empiricus.
Images :
Plutarque ; cropped version of File : Copy_of_Plutarch_at_Chaeronia,_Greece.jpg, CC BY-SA 3.0 (Wikimedia)
Pythagore ; http://commons.wikimedia.org/wiki/Image:Kapitolinischer_Pythagoras.jpg, domaine public.
Théophraste ; Par Singinglemon (talk)_Teofrasto_Orto_botanico_PA.jpg. CC BY-SA 2.5 (Wikimedia)
Empédocle ; Par © Hubertl / Wikimedia Commons, CC BY-SA 4.0